Le cnam mag' #3 - page 41

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Quand la terre est malade,
l’économie fait sa mue
La poutre et la paille écologiques
, ouvrage coordonné par Christine Bénard et Dominique Levesque,
s’intéresse au comportement de grandes entreprises vis-à-vis du développement durable, à travers
une série d’entretiens avec des responsables industriels ainsi que des contributions d’experts en
matière d’économie, de politiques publiques et d’innovation. Parmi eux, Philippe Durance, profes-
seur du Cnam, chaire prospective et développement durable.
Quel est le thème du livre?
Cet ouvrage s’intéresse principalement à l’action des
entreprises dans le cadre du changement climatique.
Les diverses contributions se penchent sur ce qu’elles
font concrètement face aux problèmes posés par ce phé-
nomène, comment elles participent à sa réduction et
comment elles le gèrent dans leurs activités.
Sur quels thèmes intervenez-vous?
J’ai rédigé un article sur l’économie de la fonctionnalité
qui est certainement le modèle économique le plus ver-
tueux en matière de développement durable. C’est un
modèle dans lequel l’entreprise garde la propriété de ce
qu’elle fabrique. Elle ne vend plus ses produits, mais les
inclut dans un service, ou dans une fonction qu’elle vend
à une autre entreprise. L’exemple le plus classique est
celui de Michelin qui ne vend plus de pneus aux entre-
prises de transport, mais une fonction de «roulage». Le
simple fait de rester propriétaire de leurs pneus entraîne
un cercle vertueux à de nombreux niveaux, y compris
celui de l’environnement : cela change leur façon de pro-
duire, en incluant de l’éco-conception, mais aussi de
considérer le produit. Dans ce modèle, plus le pneu dure,
plus Michelin crée de la valeur ajoutée et économise des
matières premières. L’entreprise doit aussi inclure dans
ses réflexions le recyclage, car les pneus sont récupérés
lorsqu’ils sont usés. C’est un modèle qui se développe et
qui est regardé de très près, car il permet aux entre-
prises de repenser leurs modèles économiques, d’analy-
ser leurs chaînes de valeur et de voir où elles peuvent
apporter de la valeur ajoutée nouvelle.
J’ai également rédigé un encart sur l’économie circu-
laire, qui est la faculté pour une entreprise d’utiliser les
flux sortants d’une autre entreprise comme flux
entrants. Mais, sur ce sujet, je suis plus dubitatif. Quand
on parle de modèle économique, il s’agit d’un modèle sur
lequel l’entreprise se base pour dégager de la valeur
ajoutée, ce qui n’est pas tout à fait le cas ici. Même si cela
se développe bien, le fonctionnement repose
essentiellement sur un écosystème d’acteurs territo-
riaux, ce qui suppose une dynamique locale
: il faut que
l’ensemble des acteurs d’un territoire soient organisés
pour que les déchets ou sous-produits de l’un deviennent
les intrants de l’autre. Dans ce cadre, il s’agit plus, pour
moi, d’un modèle de société.
Voyez-vous d’autres modèles appelés à émerger?
Il y en de nombreux autres. Par exemple, l’économie col-
laborative, qui consiste à externaliser la production d’un
service à des individus indépendants, coordonnés entre
eux par le biais d’une plateforme informatique. C’est ce
qu’on a vu avec
Uber
. À partir d’une application, des indi-
vidus peuvent venir bouleverser un marché, alors même
qu’ils ne sont pas organisés entre eux au sein d’une
entreprise. C’est aussi le cas pour
Airbnb
, qui pèse
aujourd’hui plus qu’
Accor
en termes de capitalisation
boursière, alors qu’elle ne possède rien de tangible,
contrairement à
Accor
qui détient un patrimoine immo-
bilier important. Ce sont des phénomènes dits de
« disruption », avec, pour les acteurs en place, des
risques de rupture énorme. Ces nouveaux acteurs
constituent des agents puissants de changement social :
ils ne remettent pas en cause uniquement le modèle éco-
nomique d’un secteur, mais aussi l’organisation sociale
en elle-même. Tout cela s’inscrit dans des travaux de
recherche sur l’innovation sociale, c’est-à-dire relatifs au
changement de société. Nous sommes aujourd’hui entre
deux mondes
: un ancien qui a du mal à mourir, et un
nouveau qui essaie d’émerger. Les périodes de crise sont
justement des périodes de tension entre des modèles
complètement différents qui s’affrontent.
Propos recueillis par Matthieu Huvelin
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