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L’état de la désunion
Ces dernières années, l’actualité s’est régulièrement fait l’écho des revendications d’un nombre
croissant de territoires régionaux pour une plus grande autonomie, voire une indépendance totale.
Catalogne, Écosse, Padanie, Flandres… autant de régions, autant de raisons, mais un même objectif
et des causes économiques similaires, identifiées par Laurent Davezies dans son ouvrage
Le nouvel
égoïsme territorial. Le grand malaise des nations.
Quel est le sujet de votre ouvrage?
Alors que les nations ont réussi à mettre en interaction
leurs territoires, au bénéfice de tous, les changements
économiques et politiques apparus dans les années 80
remettent en cause cette coopération. La conséquence
en est la réapparition d’indépendantismes, qui poussent
dans le sens d’une fragmentation des états. J’essaie
d’aborder ces questions du seul point de vue écono-
mique, n’étant pas géopoliticien, et de montrer en quoi
cette tendance est dangereuse. Par exemple, l’ex-You-
goslavie s’est séparée en sept pays, mais si on regarde
bien, on trouve encore sept mouvements régionalistes
qui se développent dans ces nouveaux états ! Dès qu’on
coupe un pays, de nouveaux groupes apparaissent dans
chaque partie, ce qui fait de la fragmentation une dyna-
mique difficile à enrayer.
Quelle en est, selon vous, l’explication?
C’est la conséquence de la conjonction, depuis trente
ans, de plusieurs phénomènes de nature économique,
potentialisés par la résurgence de la question des «iden-
tités». Les régions riches n’ont plus besoin des régions
pauvres de leur pays ni de raison de
les soutenir : la réduction des bar-
rières douanières et la mondialisa-
tion de la production affecte, au sein
de chaque pays, le type de coopéra-
tion entre régions «riches» et «pauvres», avec la délo-
calisation de la production ; le basculement d’une
production matérielle vers une production immatérielle
reconcentre une large part de la valeur ajoutée dans les
régions centrales (les «métropoles»), l’accélération du
cycle de vie des produits et l’innovation généralisée fait
désormais plus appel aux métiers et aux milieux des
régions centrales que des régions périphériques ; les
transferts redistributifs des régions riches vers les
régions pauvres soutenaient la consommation de ces
dernières en biens et services produits par les régions
riches par une sorte de « keynésianisme territorial »
favorable aux deux parties. L’ouverture des frontières
met un terme à ce mécanisme ; les mécanismes frag-
mentés et asymétriques de la solidarité redistributive
des politiques européennes créent des situations
injustes entre régions de même niveau de développe-
ment pourtant intégrées sur le plan économique : une
Catalogne riche en Espagne doit soutenir l’Andalousie
alors que le Languedoc-Roussillon, de même niveau, est
soutenu par l’Île-de-France. Les conditions de concur-
rence sont donc biaisées, ce qui fonde la demande d’au-
tonomie des Catalans…
La crise financière publique, enfin, remet en cause des
redistributions interterritoriales qui sont largement à
l’origine des déficits et de l’endettement…
Quelle évolution du phénomène prévoyez-vous?
Je suis assez pessimiste. Les mouvements régionalistes,
hier dans les régions pauvres, aujourd’hui dans les
riches, tendent à proliférer (Catalogne, Pays Basque,
Écosse, Flandre, Italie du Nord…) sur des arguments
prosaïques et égoïstes – on est loin de Renan ! – dans un
contexte de grande complaisance des opinions
publiques, et nous dirigent vers une fragmentation en
petites nations non coopératives qui
peut rendre plus difficile encore la
réponse aux grandes questions col-
lectives actuelles (sécurité, environ-
nement, lutte contre les activités
illégales…). La lutte des classes aura été dans le siècle
passé un puissant moteur de progrès économique et
social. Il n’est pas sûr que la lutte des territoires nous
promette le même résultat.
Propos recueillis par Matthieu Huvelin
360 degrés
Les régions riches n’ont plus
besoin des régions pauvres
de leur pays ni de raison de
les soutenir...
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