Le cnam mag' #4 - page 15

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cette démocratie est confessionnelle. L’association de
ces deux mots dans la constitution est déjà « incon-
grue», mais surtout elle signifie que le statut personnel
des Libanais est régi par les instances religieuses et non
pas par des instances civiles. Mon combat, en tant
qu’auteure, se situe plus sur la parité des droits que sur
l’égalité. En effet, l’égalité notamment celle des sexes
peut être perçue comme une menace dans une société
patriarcale. Afin de conserver cette pluralité libanaise
(18 confessions), il est indispensable de ne pas exclure
l’autre. Comment peut-on réfléchir le vivre ensemble
sans exclusion, sans ces replis identitaires qui sont le
sujet de
Tout est halluciné
? Le père vit dans son repli
byzantin, un autre personnage dans la nostalgie du
panarabisme nassérien si bien que personne ne vit dans
le présent et que chacun cherche à imposer une
mémoire exclusive à l’autre. Il faut que chacun puisse se
reconnaître dans une même mémoire, une mémoire
consensuelle de notre société.
Comment le Liban vous inspire-t-il ?
Le Liban est partout ! L’absence d’une chose ou d’un être
c’est encore son omniprésence. Justine n’a pas de mère
dans
Tout est halluciné
et les recherches qu’elle entre-
prend pour la retrouver rendent la figure maternelle
écrasante. Il y a au Liban une absence de projets de
nation, comme une absence de matrice favorable au
développement de la maturité politique de ce pays. Il y un
rapprochement à mes yeux entre l’absence de mère et
celui de projet de nation, constamment recherchée à
travers les déséquilibres de notre histoire politique.
Dans
La malédiction
, Halla est représentée comme une
femme paralysée par toutes les valeurs patriarcales
véhiculées par sa mère. Halla endure des attouche-
ments, il s’agit d’une métaphore du Liban qui a subi tant
et tant d’agressions, de colonisations, avec l’Empire
ottoman, les mandats français, puis la résistance pales-
tinienne implantée sur son territoire, les invasions
syrienne et israélienne… À l’inverse d’Halla devenue bou-
limique, le Liban est atteint d’une anorexie mémorielle.
Comme un instinct de survie, il s’est créé une identité
communautaire qui est une véritable menace pour la
construction d’une nation consensuelle. Il y a une
«dévoration» dans ce pays qui m’a toujours affolée et
fascinée. Pour parvenir à une société plus émancipée,
chacun doit travailler au niveau de sa cellule familiale où
se nichent les valeurs traditionnelles sclérosées. Mes
romans sont ces espaces où je rêve justement de pouvoir
changer les choses.
Vous décrivez dans vos ouvrage une société libanaise
où la place de la femme est figée, est-ce que à travers
chacune de vos héroïnes vous ne révélez pas une part
de votre autobiographie?
Tout écrivain fait un transfert de soi dans ses person-
nages, en qui me concerne je leur donne mes phrases,
parfois mes folies, les radicalités dans lesquelles j’ai bai-
gné. Ainsi, je viens d’une famille grecque orthodoxe
comme les personnages principaux de
Tout est hallu-
ciné
, j’ai un grand oncle qui ne dit pas Istanbul mais
Constantinople, un frère qui vit dans la nostalgie de
Byzance. À travers Justine, on retrouve également mon
refus d’assimiler le repli sur un soi fantasmé. Bien sûr, je
suis aussi née dans une famille très conservatrice, où le
langage est tabou. Comme je ne pouvais pas m’exprimer
dans le cercle restreint familial, j’ai pris la plume en
réaction. J’ai aussi subi un divorce comme dans
La
malédiction
, où l’héroïne se retrouve devant un tribunal
religieux. Bien sûr que c’est autobiographique, mais en
tant que femme, c’est aussi l’histoire de toutes les
femmes qui, à un moment donné, se retrouvent face à
l’absurdité de leur condition. Comme quand après avoir
accouché d’une de mes filles, on m’a dit : «
Ah encore une
fille ce n’est pas grave les filles amènent des garçons !
»
Qu’est-ce que cela signifie? Qu’une fille n’a de valeur qu’à
travers le prisme de l’homme ? Elle est fille de, ou mère
de. On ne lui autorise pas la légitimité d’un être à part
entière et émancipée. Mon expérience personnelle est
une porte vers l’altérité et l’universalité, vers les femmes
libanaises et vers le cercle élargi de toutes les femmes. À
travers l’écriture, je porte l’étendard de toutes les
femmes. C’est la femme en tant que femme qu’elle soit
incarnée au Liban, en France ou chez les Inuits, la condi-
tion de la femme la plus labyrinthique.
Propos recueillis par Sophie Grallet
Bibliographie
Tout est halluciné
Fayard
janvier 2016
Naître si mourir
Mémoire d’encrier
septembre 2015
Esthétique de la
prédation
Mémoire d’encrier
mars 2013
Beyrouth comme
si l’oubli
Zellige
octobre 2012
La malédiction
Équateurs
août 2012
Sous la tonnelle
Sabine Wespieser
Éditions
octobre 2009
L’armoire des
ombres
Sabine Wespieser
Éditions
octobre 2006
Actualités
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