Le cnam mag' #4 - page 17

mag'
15
Le pendule d’Umberto Eco
«
À la cinquantaine, normalement, on abandonne sa famille, on s’enfuit aux Caraïbes avec une dan-
seuse. J’ai trouvé cette solution trop compliquée, et la danseuse coûtait trop cher. J’ai choisi la sim-
plicité : j’ai écrit un roman
», aimait raconter Umberto Eco pour expliquer son ine”able parcours qui
le mena de l’étude de l’esthétique chez Thomas d’Aquin jusqu’au statut de «
géant incontesté de la
littérature mondiale
». Un statut qu’il acquiert dès son premier roman,
Le Nom de la rose
, récom-
pensé par le Prix Médicis étranger en 1982, traduit dans vingt-six langues, vendu à plus de seize mil-
lions d’exemplaires et adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud !
Hommage
L
’écrivain, qui affirmait que «
les gens sont fatigués
des choses simples
», choisira le Conservatoire et
son Musée, ce grenier aussi fascinant qu’intrigant
«
dont il faut se demander pourquoi Hitchcock n’a jamais
pensé y faire un film
», pour accueillir l’intrigue de son
deuxième roman,
Le Pendule de Foucault
. Durant les
huit années nécessaires à la préparation de cet ouvrage,
il l’arpentera ainsi de long en large jusqu’à imaginer s’y
laisser enfermer une nuit entière – expérience que vivra
d’ailleurs le narrateur.
Le résultat ? Un « thriller ésotérique » dont l’intrigue,
dans un lent mouvement entre retour au passé et antici-
pation du futur autour de l’axe du pendule de Foucault,
oscille entre la science la plus moderne et les croyances
les plus occultes. Une « somme érudite » dans laquelle
Umberto Eco analyse «
l’abondance de la circulation des
surinterprétations
», l’universalité de la théorie du com-
plot et le besoin, ancré dans la nature humaine, «
de
croire à des explications exceptionnelles
».
C’est donc tout naturellement que le titulaire de la chaire
de sémiotique de l’Université de Bologne, qui définissait
sa discipline comme «
une théorie du mensonge
», a
choisit le pendule de Foucault comme titre sinon comme
personnage central de son roman. «
Le pendule a com-
mencé à me fasciner lorsque j’avais 20 ans, lorsque je
suis venu pour la première fois au Conservatoire, car
c’est un objet très contradictoire
», expliquait Umberto
Eco puisque cet objet est en même temps «
le symbole
d’une espèce d’éternité inchangeable et celui de la relati-
vité de tous les critères de mesure
». La démonstration
visuelle de la rotation de la terre offre en effet «
quelque
chose de patent et quelque chose de mystérieux
». Et
c’est ce mystère, symbole du conflit entre la raison et la
foi, «
explicable en termes scientifiques mais qui suggé-
rait des connotations qui allaient au-delà de l’expé-
rience
», qui choqua une partie du public parisien lors de
sa présentation en 1851. Et donna naissance à des nom-
breuses surinterprétations !
YBoude
La première rencontre avec le Conservatoire
Ainsi [...] entre-t-on au Conservatoire des Arts et Métiers,
à Paris, après avoir traversé une cour XVIII
e
, posant le pied
à l’intérieur de la vieille église abbatiale enchâssée dans le
prieuré originel. On entre et on se trouve ébloui par cette
conjuration qui réunit l’univers supérieur des ogives
célestes et le monde chtonien des dévoreurs d’huiles
minérales.
À terre s’étend une théorie de véhicules automobiles,
bicycles et voitures à vapeur, d’en haut dominent les
avions des pionniers, en certains cas les objets sont
intacts, encore qu’écaillés, corrodés par le temps, et ils ont
l’air, tous ensemble, à la lumière ambiguë en partie natu-
relle et en partie électrique, recouverts d’une patine, d’un
vernis de vieux violon; d’autres fois, il reste des squelettes,
des châssis, des dislocations de bielles et de manivelles qui
font peser la menace d’inracontables tortures, enchaîné
qu’on se voit déjà à ces lits de contention où quelque chose
pourrait se mettre en branle et à fouiller les chaires,
jusqu’aux aveux.
Et au-delà de cette série d’anciens objets mobiles, mainte-
nant immobiles, à l’âme rouillée, purs signes d’un orgueil
technologique qui les a voulus exposés à la révérence des
visiteurs, veillé à gauche par une statue de la Liberté,
modèle réduit de celle que Bartholdi avait projetée pour un
autre monde, et à droite par une statue de Pascal, s’ouvre
le chœur où, aux oscillations du Pendule, fait couronne le
cauchemar d’un entomologiste malade – chélates, mandi-
bules, antennes, proglottis, ailes, pattes – un cimetière de
cadavres mécaniques qui pourraient se remettre à mar-
cher tous en même temps – magnétos, transformateurs
monophasés, turbines, groupes convertisseurs, machines
à vapeur, dynamos – et au fond, au-delà du Pendule, dans
le promenoir, des idoles assyriennes, chaldaïques, cartha-
ginoises, de grands Baals au ventre un jour brûlant, des
vierges de Nuremberg avec leur cœur hérissé de clou mis
à nu, ce qui avait été autrefois des moteurs d’aéroplane [...]
Umberto Eco,
Le Pendule de Foucault
Actualités
1...,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16 18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,...52
Powered by FlippingBook