Le cnam mag' #4 - page 28

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Les déclinaisons sociales de
l’autonomie au travail
L
e sociologue n’est pas plus armé que n’importe qui
d’autre pour dire de quoi demain sera fait. Tout au
plus peut-il espérer, grâce aux leçons de l’histoire
comme à celles que lui procurent les études empiriques
du moment, bénéficier de quelques indices pertinents
pour percevoir la direction et la signification des change-
ments sociaux en cours.
Dans une telle perspective, l’organisation du travail peut
être regardée à l’aide d’un prisme particulièrement
signifiant : celui de l’autonomie dont disposent les indivi-
dus et les collectifs pour atteindre les objectifs qui leur
sont assignés. Pendant longtemps, durant ce qu’il est
convenu d’appeler la période fordienne qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale, l’auto-
nomie au travail était clandestine.
Pour faire fonctionner les ateliers
et les bureaux, il fallait que celles et
ceux à qui étaient fournies des consignes formelles des-
tinées à les guider dans la façon de travailler sachent
faire fi en réalité de bon nombre des règles qui leur
étaient imposées. Qu’il s’agisse de gérer son temps pour
être plus efficace que ne le permettait le planning offi-
ciel, de se coordonner informellement avec ses collè-
gues, de réparer une machine sans recours au service
d’entretien ou encore de trouver une astuce plus ou
moins autorisée afin de dépanner un client, les ficelles
utilisées par les salariés étaient multiples. Sans cette
déviance ordinaire, qui s’apparentait à bien plus que de
la résistance sociale, peu d’organisations tayloriennes
n’auraient pu fonctionner avec un minimum d’efficacité.
La preuve la plus spectaculaire sans doute est le recours
à la grève du zèle qui, pour marquer son mécontentent,
consistait, et consiste toujours, à suivre à la lettre les
règles imposées pour travailler.
Cette efficacité de l’autonomie au travail n’a jamais été
ignorée par les entreprises et les administrations. Ces
dernières ont toujours su la tolérer pour mieux en tirer
bénéfice. De longues années durant, salariés et
employeurs ont ainsi trouvé leur compte dans ces moda-
lités d’organisation du travail. Une étape a été franchie
avec l’épuisement du modèle taylorien qui, à défaut de
concerner l’ensemble du système
productif, a longtemps servi de
référence gestionnaire dominante.
Le principal tournant a été négocié
avec les années 1980, au moment où la flexibilité s’est
imposée comme un nouveau sésame organisationnel.
L’autonomie au travail est alors célébrée comme une
valeur en soi. De la capacité accordée à gérer soi-même
les multiples petits incidents qui peuvent émailler le
cours du processus productif à la délégation complète
aux salariés — les cadres en priorité — de la responsabi-
lité des moyens à mettre en œuvre pour atteindre un
objectif donné, les outils et les incitations utilisées pour
rendre les salariés autonomes se sont multipliés. La rhé-
torique de la créativité, de l’indépendance, de la fluidité…
Que l’on considère les pratiques d’hier, celles qui dominent aujourd’hui ou encore les transfor-
mations à venir, l’organisation productive ne peut pas être dissociée d’un enjeu majeur, celui de
l’autonomie au travail. Après le temps du taylorisme, caractérisé par des formes d’autonomie clan-
destines, c’est une «autonomie sous contrainte», avec son lot de pathologies nouvelles, qui s’est
imposée au plus grand nombre. Le développement de l’économie numérique peut être l’occasion
d’inventer de nouvelles organisations capables d’associer autonomie, créativité et démocratie au
travail.
Vu d’ici... avec Michel Lallement
L’autonomie au travail est
alors célébrée comme une
valeur en soi
Par
Michel
Lallement
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