Le cnam mag' #4 - page 29

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Grand angle
qui accompagne toujours de telles stratégies en dit long
sur l’ambition affichée : utiliser l’autonomie au travail
comme une garantie d’efficacité productive au sein d’un
espace économique mondial au sein duquel les entre-
prises les plus concurrentielles sont réputées être les
plus réactives, et au nom duquel l’on a décrété que le
client était maintenant le roi.
Si, de fait, comme nous l’apprennent les multiples
enquêtes sur les conditions de travail réalisées à date
régulière au sein de l’Hexagone, les salariés bénéficient
effectivement de plus d’autonomie dans leur travail, il est
au moins trois bémols majeurs qui interdisent de se
réjouir trop rapidement des évolutions de ces dernières
décennies. Le premier tient aux inégales transforma-
tions des modalités d’organisation du travail. Des poches
d’activité entières s’accommodent toujours aujourd’hui
des principes tayloriens, comme il est loisible de le
constater dans certaines entreprises de l’industrie agro-
alimentaire ou dans certains centres d’appel télépho-
niques. À défaut de pouvoir procéder à des évaluations
exactes, on peut estimer qu’un salarié français sur dix
environ demeure concerné par la vieille organisation
(prétendument) scientifique du travail. Les autres sala-
riés se partagent entre des modèles forgés à l’aide de
préceptes gestionnaires d’inspiration japonaise (juste à
temps, qualité totale…) (essentiellement des ouvriers de
l’industrie), des formes de coopération qui donnent
davantage la part belle en pratique à l’autonomie au tra-
vail (souvent des cadres des service) et, enfin, des uni-
vers qui demeurent marqués par la logique de la
proximité sociale (comme dans les PME et les PMI).
Le second constat, plus inquiétant encore, est l’existence
d’un cocktail souvent détonnant
qui allie promotion de l’autonomie
au travail et pressions de plus en
plus fortes pesant sur les épaules
des salariés. De cette injonction à
respecter au mieux et au plus vite des contraintes éma-
nant à la fois de ses pairs, des clients et de la hiérarchie,
mais sans pouvoir toujours nécessairement bénéficier
des moyens pour cela, sont nés de multiples pathologies,
dont le stress et le
burn out
constituent les expressions
les plus spectaculaires. Parmi les résultats intéressants
que fournissent à ce sujet les enquêtes
Sumer
(Surveillance médicale des expositions aux risques pro-
fessionnels), on peut noter celui-ci : en 2010, les salariés
ayant bénéficié d’un entretien individuel d’évaluation,
mais auxquels aucun objectif chiffré n’avait été imposé,
avaient une probabilité plus faible de 9% de déclarer une
santé altérée que les salariés n’ayant eu ni entretien indi-
viduel ni objectifs chiffrés. L’écart dépassait les 50%
dans le cas des salariés auxquels il avait été imposé des
objectifs chiffrés sans que ces derniers n’aient eu l’op-
portunité de pouvoir comprendre, au cours d’un entre-
tien individuel, le sens de la performance qu’on leur
imposait.
Dernier constat enfin : alors même que nous vivons dans
une économie dont les trois-quarts des emplois
émargent au secteur tertiaire, les accidents de travail et
les maladies professionnelles sont loin d’avoir disparu.
Ils continuent plus encore d’affecter pour l’essentiel des
populations (ouvriers, employés) auxquelles les médias
et nombre d’experts patentés ne portent guère un intérêt
majeur. En 2013, tandis que près de trois cents décès
d’origine professionnelle avaient été déclarés auprès de
l’Assurance maladie dans la métallurgie, le BTP et les
transports, les affections périarticulaires, les affecta-
tions provoquées par les poussières d’amiante et les
affections chroniques du rachis lombaire dues aux
charges lourdes occupaient la tête du sinistre palmarès
des maladies professionnelles.
La santé demeurera donc, à n’en point douter, un des
enjeux majeurs des évolutions à venir de l’organisation
du travail. Mais ce n’est pas le seul. Les bouleversements
liés au numérique seront, cela est tout aussi certain, tout
aussi déterminants pour le devenir du travail. On
constate déjà aujourd’hui des tendances révélatrices :
développement du travail à distance et du nomadisme,
automatisation de travaux routiniers habituellement
dévolus aux ouvriers et employés peu qualifiés, report de
certaines tâches vers les consommateurs (telle la com-
mande sur Internet qui remplace l’achat en librairie)…
Les phénomènes d’« uberisation » de l’économie sont
également appelés à gagner en importance, et avec eux
l’urgence d’inventer de nouveaux modes de régulation
des relations de travail. Le numérique n’est pas cepen-
dant qu’un danger social. Il peut être aussi une chance.
Ainsi que le montrent les recherches que nous menons,
avec Isabelle Berrebi-Hoffmann et Marie-Christine
Bureau, au sein du Laboratoire pour la sociologique éco-
nomique (Lise-CNRS) du Cnam, des cultures du travail
originales voient le jour dans des espaces innovants. Si
leurs noms sont multiples (
hackerspaces
,
fab labs
,
makerspaces
…), l’innovation est bien partout au rendez-
vous. Dans tous ces lieux s’in-
ventent de nouvelles manières de
produire et de collaborer qui
remettent à l’ordre du jour l’exi-
gence d’autonomie au travail, exi-
gence débarrassée cette fois des contraintes pathogènes
dont il a été question précédemment. Parce qu’ils y font
déjà la preuve de leur efficience, les principes de créati-
vité, de plaisir, de collaboration affinitaire, d’horizonta-
lité organisationnelle, de démocratie… constituent donc
aussi des ingrédients qu’il convient de prendre au
sérieux pour inventer le travail de demain.
Les bouleversements liés au
numérique seront détermi-
nants pour le devenir du
travail
Michel Lallement, lauréat du prix le Stylo d’or
décerné par la revue
Personnel
Le 23 novembre dernier, Michel Lallement recevait le
prix du Stylo d’or, qui récompense l’ouvrage jugé le
plus original, pertinent et proche des problématiques
actuelles de la fonction ressources humaines, pour
L’Âge du faire : hacking, travail, anarchie
. Basé sur une
enquête ethnographique réalisée dans la région de San
Francisco, où vivent les chantres de la contre-culture
libertaire, cet ouvrage nous plonge au cœur du «mou-
vement faire», de ses origines historiques à l’étude de
ses impacts sur l’économie et la société. L’auteur
montre notamment comment, en expérimentant une
utopie concrète, les
hackers
font plus qu’imaginer une
autre manière de travailler et inventent un nouveau
vivre ensemble.
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