Le cnam mag' #4 - page 33

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Les discriminations au travail :
vulnérabilité et différentialisme
On observe depuis une dizaine d’années une montée en puissance de la lutte contre les discrimina-
tions qui se signale notamment par une intense activité législative. Celle-ci procède d’une recon-
naissance de l’ampleur et de la diversité du phénomène. La problématique de la discrimination
suppose de convoquer deux niveaux d’analyse : celui qui vise à repérer les processus de production
des inégalités qui font le lit des différences de traitement et celui qui explore les processus de crispa-
tion de la distinction et de dévalorisation qui caractérisent la discrimination.
Grand angle
O
n peut chercher à décliner les différentes sortes
de discriminations constatées au travail. Le
Code du travail retient aujourd’hui 18 motifs de
discrimination. Si les plus étudiés sont ceux relatifs au
genre, à l’origine, à l’âge, il faut ajouter encore ceux qui
concernent les mœurs, l’orientation ou l’identité
sexuelle, la situation de famille ou la grossesse, les
caractéristiques génétiques, l’appartenance ou la non-
appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une
nation ou une race, les opinions politiques, les activités
syndicales ou mutualistes, les convictions religieuses,
l’apparence physique, le nom de famille, le lieu de rési-
dence, l’état de santé ou le handicap.
On peut aussi, pour explorer la multiplication des formes
de discriminations, chercher à en objectiver les consé-
quences par leurs mesures. Ici, l’attention se déplace le
plus souvent vers la comparaison des niveaux de rému-
nération, de développement de carrière, de taux de chô-
mage… Ainsi, la discrimination salariale dont sont l’objet
les femmes est bien connue et fort durable : les hommes
perçoivent, en moyenne, un salaire supérieur de 24% à
celui des femmes. De même, on sait que le taux d’emploi
des 55-64 ans n’est que de 45,5%, ce qui ne manque pas
d’interroger le recul de l’âge légal de la retraite. Que
révèle la diffusion de cette notion de discrimination?
On doit tout d’abord interroger cette tendance à la judi-
ciarisation de la lutte contre la discrimination. Cette der-
nière est une inégalité illégitime, déclarée illégale, elle
suppose donc un rappel de la loi. Mais ce faisant, cette
dynamique contemporaine en expansion risque fort de
faire perdre de vue les logiques économiques et sociales
dans lesquelles elle s’inscrit. Autrement dit, le risque est
d’en corriger les effets plus que les causes.
1
Aussi, pour éclairer la production intensive des discrimi-
nations au travail faut-il revenir à l’analyse des grandes
transformations du monde du travail. Trois d’entre elles
sont essentielles: précarisation de l’emploi mais aussi du
travail, individualisation et intensification du travail. Ce
qui conduit à un accroissement des exigences
professionnelles et à une réduction des moyens dispo-
nibles pour y faire face. D’où cette dégradation de l’em-
ployabilité de la main d’œuvre qui se mesure notamment
par l’augmentation du nombre de restrictions d’aptitude
et d’inaptitude prononcées par la médecine du travail, la
croissance inquiétante des recours à l’invalidité (au
régime général, le nombre de pensionnés d’invalidité a
connu une augmentation de 33,4% entre 2000 et 2011) et
la montée en puissance d’une problématique majeure :
celle de la reconnaissance de la vulnérabilité au travail.
Dans le monde du travail contemporain, la reconnais-
sance de la vulnérabilité humaine, ontologique, s’efface
au profit de la fabrique de la vulnérabilité sociale.
2
Alors
que la vulnérabilité est un trait universellement partagé
de la condition humaine, aujourd’hui, la vulnérabilité
tend à devenir un critère distinctif — on est « vulné-
rable» ou on est « résilient » — et un principe explicatif
— vulnérable, on est malade, hors jeu, inemployable… Et
la discrimination guette toujours des groupes sociaux
dits « vulnérables », c’est-à-dire caractérisés par leur
manque de pouvoir, de ressources, d’éducation, de
santé… La vulnérabilité ne s’entend plus alors comme
vulnérabilité intrinsèque à notre condition d’êtres de
désirs et de besoins : elle devient l’attribut assigné à
quelques-uns ou des «populations» identifiées par des
traits communs qui effacent les singularités : les
« seniors », les « handicapés », les « harcelés », les
«malades chroniques», les « inaptes», «salariés avec
enfants en bas âge ou parents dépendants », « pré-
caires», « immigrés»...
La catégorie de «personnes vulnérables », c’est-à-dire
en difficulté dans l’exercice et leur relation au travail,
sert essentiellement à fabriquer de l’altérité pour proje-
ter et ainsi se défendre du négatif.
3
Elle dessine une fron-
tière entre les inclus et les exclus, entre les productifs
performants et les imperfectibles. Alors, le malade, le
faible, le dépendant est toujours l’autre, en tant qu’il est
l’objet de détection et de signalement.
4
La discrimination
croît avec cette montée du différentialisme et les proces-
sus de stigmatisation qui l’accompagnent.
1:
Fassin D. (2002).
«L’invention
française de la
discrimination»
dans
Revue
française de
science politique
,
52-4, pp. 403-423.
2:
Veil Cl. (2012).
Vulnérabilités au
travail
, Toulouse,
Eres.
3:
Laplantine
F. (2010). «La
discrimination est
une peur de soi-
même» dans
Le Sociographe
,
1 -31, pp. 96 -105.
4:
Lhuilier D.,
Waser A.M.
(2016).
Que font
les dix millions de
malades? Vivre et
travailler avec une
maladie chronique
.
Toulouse, Eres.
Par
Dominique
Lhuilier
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